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CommunicationPublished on 18 September 2024

Agriculture familiale: cœur du système alimentaire en Haïti

Face à un niveau de violence extrême et une crise alimentaire sans précédent, comment chercher la résilience et la durabilité dans les actions entreprises tout en s’assurant de respecter le principe de la localisation de l’aide ? En réunissant les acteurs humanitaires, de développement et de construction de la paix pour apporter une réponse collective, processus dénommé Triple Nexus. Un point commun entre tous ces acteurs ? Leurs estomacs. Et qui remplit les estomacs ? Les paysan·ne·s.

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Sophie Paychère
Association Eirene Suisse
LinkedIn | info@eirenesuisse.ch

Cultiver - récolter

Avez-vous déjà eu le bonheur de vous promener dans un jardin créole ? Ravissement des sens, explosion de nuances de vert, ou éclatent fleurs d’hibiscus, de gombos et de haricots, feuilles de bananiers, piments, caféiers. Ici tous se côtoient, arbres fruitiers et plantes médicinales, plantes potagères et céréales associées, le maïs planté aux alentours de la maison sera celui que les enfants boucaneront sur le feu. «Attends que la lune soit «cassée» [1] avant de planter» me dit Jouna, « sinon tes courges ne se développeront pas bien». Jouna, la quarantaine, paysan haïtien, est dans ses champs du lever du jour au crépuscule, travaillant durement ses terres à la main. Il n’a pas besoin qu’on lui apprenne à planter. Pilier et base du système alimentaire, les paysans haïtiens ont d’abord besoin d’écoute et de présence. L’absence d’encadrement de la part de l’État, le sentiment de «laissés pour compte», la dévalorisation du statut de paysan·ne impacte leur estime de soi.

Depuis plus de huit ans, Jardins Wanga Nègès, association haïtienne basée sur la commune de Boucan Carré, sur le plateau central d’Haïti, s’efforce d’apporter un soutien et un appui à l’agriculture familiale paysanne haïtienne. Cette agriculture est le système agricole pratiqué par plus d’un million de familles du milieu rural pour produire de la nourriture pour leur propre consommation et pour alimenter les marchés locaux et régionaux. Le manque criant d’infrastructures agricoles, de simples outils comme la houe aux moyens d’irrigation en passant par les machines agricoles, contraint les paysans à travailler majoritairement à la main et avec le régime des pluies. Ce dernier est affecté par les changements climatiques, la régularité des précipitations se fissure. Comme le pays.

Une des merveilles de l’agriculture paysanne haïtienne réside dans les associations de culture. Les parcelles agricoles, majoritairement de petite surface [2] sont des lieux de diversité et de complémentarité entre la production alimentaire, les plantes médicinales et le fourrage pour l’élevage. Les plantes en culture associées exploitent le sol en préservant sa fertilité et en l’améliorant. Souvent vulgarisé par l’adage «les choux aiment les carottes», l’association de culture et la rotation de l’utilisation des sols s’observe également de plus en plus dans l’agriculture suisse. [3]

Conditionner et transformer                                                                            

Février 2022, profitant d’une trêve des manifestations, nous filons en direction de Port au Prince chercher le moulin pour le maïs et le sorgho. Car si produire est la première étape du système alimentaire, encore faut-il pouvoir transformer les productions en aliments, ce qui assurera un revenu plus élevé pour le producteur. Tard dans la nuit, le moulin arrive à Sivol. L’expédition aura relevé tous les défis. Ce jour restera gravé dans ma mémoire, ensemble on a fait quelque chose de plus grand que nous. Au-delà des valeurs évidentes que le volontariat véhicule comme le dialogue, la compréhension mutuelle et l’intelligence collective, le partage d’une réalité de vie si difficile et ô combien différente amène à partager des moments dont les mots ne peuvent décrire l’intensité. « Haïti m’as mise à nue face à la réalité du monde. Ce pays s’assied sur toi et te force à lâcher prise, à accepter ce qui vient, à te servir de ton instinct.» [4]

Octobre 2023, le moteur du moulin résonne dès le lever du jour jusqu’au milieu de la nuit. Le pays est «lock», plus rien ne circule. Mais sur les sentiers qui mènent aux moulins de Sivol défilent des dizaines de femmes chargées de maïs à moudre, dont certaines ont marché plus de deux heures. Le moulin transforme près de deux fois et demi de plus que prévu. Dans ce contexte où les aliments importés n’arrivent plus dans la zone, environ 3'000 foyers, soit près de 15'000 personnes sont nourries quotidiennement grâce à leurs jardins et au moulin, les préservant ainsi de la famine. Lorsque la chaîne d’approvisionnement est réduite, la zone devient alors moins vulnérable aux conflits et aux barrages routiers. Depuis trois ans, nous vivons des situations exceptionnelles qui nous affectent professionnellement et personnellement. Le chaos a remplacé le pays. La fragilité du contexte est multiple : économique, environnementale, politique, sécuritaire et sociétale. Nous sommes dans la gestion de crises continues et chroniques, nous jonglons avec des projets et des bénéficiaires, baignant dans le Triple Nexus paix – humanitaire – développement. En deux ans, la production locale de maïs et de sorgho des régions touchées par les interventions de Jardins Wanga Nègès a augmenté, portée par la présence du moulin. Les actions, développées dans un contexte de crise humanitaire, sont réalisées avec une approche de développement local.

L’association Eirene Suisse, membre d’Unité, faîtière des organisations suisses de coopération par l’échange de personne, apporte son soutien à Jardins Wanga Nègès. Cela se traduit par l’envoi d’une volontaire de longue durée, spécialiste en gestion de projet et en agroécologie, ainsi que le financement d’un projet. Le travail effectué par la volontaire est en grande partie lié à des fonctions de support et elle est également présente au niveau de l’action agroécologique. La coopération par l’échange de personne est un outil de la localisation de l’aide [5] suivant le principe de rendre l’action humanitaire aussi locale que possible et autant internationale que nécessaire [6]. Le projet de la mise en place de moulins pour la transformation des productions locales est une idée qui a germée dans la tête et le cœur des Haïtiens. En tant que volontaire pour Eirene Suisse, j’ai seulement écrit, planifié et calculé, afin que le projet prenne forme et réponde aux standards de la gestion de projet. Ces moulins sont le résultat de plusieurs années de travail côte à côte, à apprendre à se connaître, à s’écouter, à accepter la réalité de l’autre et à se heurter parfois à des différences incompréhensibles. C’est le partage du pire comme du meilleur, digne des grands engagements d’une vie.

Dans le cadre de ce partenariat, un autre outil de la coopération par l’échange de personne a pu être utilisé : un échange Sud – Nord. Autour de la thématique « À la rencontre de l’agriculture suisse », Jumel Joseph, l’officier de projet de Jardins Wanga Nègès, a rencontré des agriculteurs suisses de différents horizons : culture biologique, transition (label IP « coccinelle «), agriculture traditionnelle, centres de transformation. Ces rencontres lui ont permis d’avoir une idée des systèmes alimentaires territoriaux, des difficultés du monde paysan suisse et de l’implication de l’État dans la gestion des ressources agricoles suisses. « Par rapport à ce que j’ai vu dans les diverses exploitations que nous avons visitées, il y a tellement de manque dans l’agriculture haïtienne. En Suisse, il y a des vaches qui descendent de la montagne avec des fleurs sur la tête, du maïs aligné, des trieuses à grain optique. En Haïti, les producteurs marchent deux heures dans la boue pour aller moudre leur production. Tout est fait à la main, rien n’est mécanisé et il n’y a aucun contrôle ni soutien de l’État. »

Les modes d’intervention utilisés par Eirene Suisse apportent un soutien concret aux acteurs locaux en établissant des partenariats plus équitables, avec des financements «aussi direct que possible», s’assurant que l’aide apporte des réponses concrètes à des besoins identifiés localement, renforçant et valorisant les dynamiques locales. « Un changement d'état d'esprit et de méthodes de travail ne se fait pas du jour au lendemain, et pour que le pouvoir change, il faut que ceux qui l’ont, relâchent leur emprise. Les acteurs nationaux qui réclament ce pouvoir doivent en avoir les moyens ainsi que la volonté de rendre des comptes aux populations qu’ils desservent ; ils les auront si les acteurs internationaux investissent bel et bien dans les ONG N/L [7] les réseaux et les mouvements qui ne sont pas contrôlés par eux »[8].

Commercialiser

A dos de bête ou porté sur la tête, les productions agricoles descendent des montagnes haïtiennes, pour aller rejoindre les marchés. Selon les saisons, dans des paniers tressés en latanier, on trouvera des fèves de haricots, du maïs, du sorgho, du riz, des tubercules, des avocats, des mangues, des arachides. Ce sont majoritairement les femmes, les «madames Sarah [9] », entrepreneuses clé du secteur de l’économie informelle, qui s’occupent de vendre les productions. En retour, elles remontent avec des produits manufacturés importés, comme de l’huile, du maggi, des pâtes, des produits d’hygiène, de la farine de blé américaine, du riz américain ou dominicain.

Après avoir surmonté les éléments et relevé le défi de produire et de transformer, encore faut-il pouvoir garantir que les productions parviennent aux consommateurs ! Aucun développement ne peut se faire sans un réseau routier qui relie les zones de production aux points de vente et la population aux services de base essentiels. Jardins Wanga Nègès travaille de concert avec la municipalité à l’entretien de la piste agricole, ouverte à la pioche.

Consommer local

La première céréale consommée en Haïti est le riz, ce qui n’était pas le cas il y a une quarantaine d’année. Dans les rues de la capitale, d’immenses panneaux publicitaires ventent, en créole haïtien, les mérites du riz américain, riche en vitamines «aditionnées». Dans les marchés régionaux résonnent encore «diri shelda, diri lakret, diri chodé[10] », avec leurs beaux grains fins et allongés, mais pour combien de temps?

Aujourd’hui, plus de 50% des denrées consommées sont importées, malgré le riche potentiel agricole haïtien et près de 80% de la production agricole repose sur l’agriculture familiale paysanne. Elle joue donc un rôle fondamental du point de vue économique et social pour une grande partie de la population. En dépit de sa contribution primordiale à la production nationale et la souveraineté alimentaire du pays et son riche potentiel de développement, cette agriculture familiale est fortement marginalisée dans la politique agraire du pays. Les deux vagues d’ajustements structurels de 1986 et 1995/1996, accompagnées d’une libéralisation économique radicale des marchés n’ont fait que de fragiliser le secteur agricole, notamment par l’abatage des barrières tarifaires aux importations[11]. Les productions nationales, le riz en particulier, se retrouvent en concurrence avec les produits importés issus d’une agriculture traditionnelle subventionnée. Par le passé et encore aujourd’hui dans une moindre mesure, la production agricole est également en concurrence avec le riz et autres denrées venues de l’étranger et données aux populations par certaines organisations humanitaires. Ces pratiques doivent urgemment être repensées afin de ne pas afaiblir la production locale, mais plutôt la renforcer.

Construire des politiques qui placent la terre et la paysannerie au centre, comme la vie des sols au centre de l’agriculture, comme la société civile au cœur du développement de son pays. Nos sociétés ont oublié qui remplit leurs ventres et la paix ne se construit pas le ventre vide.

Sophie Paychère, Volontaire d’Eirene Suisse pour l’association Jardins Wanga Nègès, Haïti

Notes:

  • Descendante.
  • Inférieure à un hectare.
  • L’agriculture familiale en Haïti sert de modèle en Suisse, selon l’ingénieur agronome suisse Maurice Clerc.
  • Journal Point d’? n°94
  • Il n’existe pas de définition acceptée par toutes les parties prenantes de ce qu’est la localisation, toutefois les signataires du Grand Bargain (sommet mondial sur l’action humanitaire) se sont entendus sur la définition ci-dessus.
  • IFRC Policy Brief
  • Organisation Non Gouvernementale Nationale / Locale.
  • Localisation de l’aide en Haïti. Passer des paroles aux actions ? Étude commanditée par le CLIO, février 2021.
  • Elles sont appelées ainsi en référence à un petit oiseau jaune, actif, très mobile, bruyant, qui se déplace en groupe.
  • Variétés de riz « diri » locales.
  • En 2016, les taxes douanières à l’importation sont de 4,4% sur le riz, 10% sur le maïs et 7,5 sur le sorgho. La taxe est de 0% pour l’importation de semences de maïs et de sorgho. OMC